After Hours

Pierre Bézier, un "gadzart" incompris par la hiérarchie Renault

Le 17-09-2025
Chapitre Personnages

On désigne par "gadzart", un ingénieur sorti de l’école des Arts et Métiers en France. La certitude d’avoir affaire à quelqu’un de pragmatique, concret, d’un ingénieur à l’ancienne. Pierre Bézier, ingénieur à la Régie Renault est à l'origine d'une révolution, celle des courbes qui portent son nom.

Pierre Bézier, "gadzart" par conséquent, est le symbole de ces "aventuriers de la pensée" de haut niveau, parfois difficiles à comprendre et généralement en butte à une hiérarchie, plus financière que technique, ce qui lui vaudra quelques déboires avec son employeur, la Régie Renault.

Pierre Bézier est rigoureux, très attaché aux principes et plein d’humour, mais sans pitié pour ceux qui ne le comprennent pas. Et ils sont nombreux.

Il a aussi la particularité d’être à la fois électromécanicien et électricien, puisqu’il est également diplômé d’une autre grande école française, Supelec.

Il faut croire que l’ambiance universitaire devait lui plaire, car il soutiendra en plus une thèse d’Etat en 1969, en mathématiques, cette fois, alors qu’il avait 59 ans…

Pierre Bézier fera toute sa carrière à Renault Billancourt, dont il sera le directeur des méthodes mécaniques et supervisera la fabrication de la 4 CV, pour laquelle il inventera les "machines à transfert", qui lui permettra d’atteindre la cadence "phénoménale" de 200 véhicules fabriqués par jour.

Mais son approche géniale commencera véritablement en 1958, quand il inventera la première machine à commande numérique d'Europe, une fraiseuse.
Comme il travaille chez un constructeur automobile, sa première ambition sera d’exploiter ses machines numériques pour la fabrication des véhicules.

Mais il y avait un "hic".

Car pour qu’une machine numérique puisse commander la fabrication d’une carrosserie, il faut que celle-ci ait une expression numérique, on dit aussi transcendantale… ce qui fait plus sérieux.

C’est là où il a l’idée d’exploiter les courbes imaginées par Paul de Casteljau, que l’on désignera par la suite courbes de Bézier, pour décrire mathématiquement les objets conçus par des designers, hors toute considération mathématique.

En fait, une courbe de carrosserie sera divisée en de multiples "bouts de courbes", dotés chacun d’une expression mathématique, les morceaux de courbes étant déterminés par des points de contrôle que l’on pourra déplacer, pour épouser au mieux les formes imaginées par les designers.

Convaincu qu’il tenait là le moyen d’augmenter considérablement la cadence de production de Renault, il se fait l’avocat de la technologie et présente un système complet de production, Unisurf, qui exploite le principe des surfaces de Bézier et un langage de description de polices de caractères, ancêtre de Postscript, qui restera cependant méconnu.

Malheureusement, il se heurte à un mur, plus précisément à celui de Pierre Dreyfus, PDG de Renault que Bézier décrit sans concession : 
"Un haut personnage, haut de taille, mais bas de plafond, a bloqué en 1957 le développement des machines d'assemblage automatique parce que, je cite ses propres paroles : le bicot coûtait 100 sous de l'heure".

En fait, Pierre Bézier n’est plus en odeur de sainteté depuis les années 50 et suivra une longue période mise au placard.

Il partira en retraite en 1975 et ne manquera pas de rendre hommage à sa hiérarchie par un discours qui restera dans les annales :
"Ce serait manquer à la plus élémentaire gratitude que de ne pas exprimer tout ce que je dois à ceux qui ont manifesté, à l'égard de mes idées, une hostilité discrète mais persévérante. Leur niveau intellectuel et caractériel était pour moi, dans les moments de doute, le meilleur réconfort et le plus sûr garant de la justesse de mes vues".

L’incompréhension de la direction de Renault n’étant cependant pas une maladie contagieuse, les idées de Bézier vont toutefois franchir l’Atlantique et aboutir au célèbre PARC de Xerox dans les bureaux de John Warnock et Chuck Geschke qui travaillaient sur des problématiques d'impression et de photocomposition et avaient créé pour cela le langage de description de page Interpress. Convaincus de l’intérêt des courbes de Bézier, ils ont tenté de les intégrer dans leur produit, ce qui n’a pas été du goût de Xerox, qu’ils ont quitté en 1982 pour créer Adobe et commercialiser Postscript, une application des courbes de Bézier, que toute la planète graphique utilise aujourd’hui.

L’histoire de Pierre Bézier aura au moins eu le mérite de nous rappeler la phrase de Bernard Shaw : "Quand on fait quelque chose, on a contre soi, ceux qui voulaient le faire à votre place, ceux qui voulaient faire le contraire et ceux qui voulaient qu'on ne fasse rien du tout".