After Hours

Pierre Bézier, l’indomptable inventeur de la CFAO

Le 29-10-2025
Chapitre Personnages

Pierre Bézier est l’exemple même du rendez-vous raté avec l’histoire. A l’origine des premiers systèmes de CFAO, cet ingénieur des Arts et Métiers, aura tout fait pour convaincre son employeur de la Régie Renault, de l’intérêt de sa découverte, l’application concrète des polynômes de Casteljau à la fabrication de carrosseries par une machine à commande numérique, les fameuses courbes de Bézier.

Il y a des guerres que peu de gens connaissent, mais qui pourtant font des ravages. Ce sont celles que se livrent les grandes écoles et universités du monde entier pour s’imposer, parfois au détriment de la qualité.

L’histoire de Pierre Bézier, le génial inventeur de la CFAO (Conception et Fabrication Assistée par Ordinateur) ne peut être dissociée de l’une d’elles, qui oppose encore aujourd’hui l’école Polytechnique française et des écoles moins prestigieuses, telles que les Arts et Métiers.

En fait, ce sont 2 conceptions différentes qui s’opposent de l’apprentissage de l’industrie, plus généraliste chez les X, comme on appelle les polytechniciens, plus concrète chez les gad’zarts, plus proche aussi des hommes et des femmes de chantiers, aux Arts et Métiers.

Pierre Bézier est justement un ingénieur français à l’ancienne, très attaché aux grands principes, on pourrait dire le symbole d’une vieille France, malheureusement révolue.

Notre ingénieur n’était pas n’importe qui, car outre son cursus aux Arts et Métiers, il aura aussi fait Supelec (Ecole Supérieure d’Electricité) ce qui lui a permis d’avoir une double approche des problèmes, celle d’un mécanicien et celle d’un électricien.

Pierre Bézier fera toute sa carrière à la régie Renault, le constructeur d’automobiles et c’est là qu’il concevra en 1958 la première machine à commande numérique d’Europe, une fraiseuse.

Avec un premier obstacle à franchir, celui de faire fabriquer par un outil numérique, des carrosseries qui doivent tout aux "designers" et rien aux mathématiciens. Ce qui veut dire que leurs courbes étaient dites non transcendentales, en ce sens qu’elles n’avaient pas d’expression mathématique, sur laquelle aurait pu s’appuyer la commande numérique.

Le génie de Pierre Bézier aura été d’exploiter en 1962 une idée, celle des fonctions polynômiales de Paul de Casteljau, qui lui travaillait pour Citroën, un concurrent, en décomposant les courbes à fabriquer en petites zones élémentaires et de représenter chacune d’elles par un polynôme de Casteljau, l’erreur commise étant faible et indécelable.

De cette façon, un élément complet de carrosserie devenait une succession de zones élémentaires, la somme des erreurs totale commise par l’outil de CFAO étant limitée dans la mesure ou le polynôme changeait pour chaque mini zone à fabriquer.

Si l’on parle aujourd’hui de courbes de Bézier et pas de courbe de Casteljau, c’est tout simplement parce que les travaux de de Casteljau chez Citroën sont restés confidentiels, alors que Pierre Bézier n’a pas hésité à communiquer sur le sujet.

Convaincu qu’il tenait là un moyen remarquable pour améliorer le cadencement de fabrication des véhicules, Pierre Bézier a tenté de convaincre sa hiérarchie, largement dominée par les X, qui n'ont rien compris à sa découverte et s’empresseront de la mettre sous éteignoir, de même que son promoteur.

Il faut dire que notre Gad’zart n’était pas un modèle de diplomatie et avait tendance à dire à un imbécile qu’il était un imbécile, ce que certains ont pu ne pas apprécier.

Ce sera toujours chez Renault que Pierre Bézier mettra au point en 1968 son système Unisurf, qui exploitait le principe des surfaces de Bézier, puis un langage de description de polices de caractères, ancêtre de Postscript, qui restera méconnu.

Mis sur la touche par une hiérarchie condescendante, il quittera l'entreprise en 1975, sans avoir pourtant renoncé à son attachement pour Renault.

Ni sans avoir aligné Pierre Dreyfus, absent à son pot de départ, par une phrase assassine, qui est restée dans les annales : "Ce serait manquer à la plus élémentaire gratitude que de ne pas exprimer tout ce que je dois à ceux qui ont manifesté, à l'égard de mes idées, une hostilité discrète mais persévérante. Leur niveau intellectuel et caractériel était pour moi, dans les moments de doute, le meilleur réconfort et le plus sûr garant de la justesse de mes vues ».

Adobe sans états d’âmes…

Heureusement pour le TI, les 2 fondateurs de la Compagnie Adobe, John Warnock et Chuck Geschke, à l’époque chefs de projets au PARC, le centre de recherche de Xerox, entendront parler des techniques de Bézier, qu’ils appliqueront à la description de caractères, eux aussi non représentables par des fonctions mathématiques transcendentales. Ce qui donnera le moteur d'imprimante Postscript, utilisé par 2 ou 3 milliards d’imprimantes de par le monde. Excusez du peu…

Mais avant de quitter Renault, Pierre Bézier vivra une longue période de mise au placard, 15 ans, pendant laquelle il conservera un bureau dans une zone de l’usine, dite "allée des zombies", mais sans projet à développer. 

Toujours convaincu de la justesse de ses vues, mais conscient que son nom risquait de lui porter préjudice et de froisser Renault, il ne cessera de communiquer sur ses travaux, en prenant soin de se cacher derrière un faux professeur, Onésime Durand.

Moralité de l’histoire : si vous rencontrez un abruti bien placé dans la hiérarchie de l’entreprise, parlez-lui de son génie, de sa capacité unique à anticiper sur les évolutions technologiques, voire de son goût très sûr pour choisir ses cravates, mais ne lui dites surtout pas qu’il est un abruti. Il pourrait en prendre ombrage.